Porter le père, ou être porté·e par le Père… telle est la question !
Pour le message de ce matin, je me suis inspiré de la courte méditation que mon collègue pasteur Michel Block a apportée mardi, lors de notre pastorale régionale. J’y ai juste mis ma patte et mon style, et je l’ai considérablement rallongée, bien évidemment, mais j’ai une dette envers mon collègue, maintenant. C’est malin.
Le Deutéronome commence par un discours qui est mis sur les lèvres de Moïse. Dans ce livre, Moïse rappelle au peuple hébreu tout le chemin qu’il a parcouru depuis la sortie d’Égypte. Et dans ce que je viens de lire, Moïse décrit le parcours depuis le mont Horeb – qui est le mont Sinaï, c’est la montagne sur laquelle le peuple a reçu de la main même de Dieu les dix commandements – jusqu’à l’arrivée aux frontières du pays de Canaan, pays dont les Hébreux devaient prendre possession. Mais le peuple a eu peur, il a envoyé des espions qui ont raconté combien les habitants du pays faisaient peur, et le peuple s’est dégonflé parce qu’il ne se sentait pas prêt. Pas équipé. Pas appelé, même, à obéir à la volonté de Dieu. Pourtant, Moïse a dit au peuple : « Ne tremblez pas, ne les craignez pas ! Le Seigneur Dieu, qui marche devant vous, combattra pour vous, comme il l’a déjà fait sous vos yeux, autant en Égypte que dans le désert ». Oui, Moïse rappelle aux Hébreux que c’est Dieu qui a délivré ces esclaves de l’oppression des Égyptiens. Vous vous souvenez comment ? Avec les dix plaies d’Égypte, et en noyant l’armée de Pharaon dans le fleuve. Et Moïse rappelle aux Hébreux que le séjour dans le désert n’était pas une partie de plaisir, le peuple a été attaqué, a connu la faim, la soif, le découragement, tout autant d’épreuves difficiles à supporter, mais que dans ces moments difficiles, Dieu était avec le peuple, Dieu marchait avec le peuple, Dieu souffrait avec le peuple, et même, Moïse leur dit : « Tu as bien vu que le Seigneur ton Dieu t’a porté, comme un homme porte son enfant, tout au long du voyage ». Le Seigneur ton Dieu t’a porté. Le peuple comprend l’image. Il comprend que Dieu ne les a jamais abandonné. A aucun moment. Ils en ont vu les signes. Mais rien à faire, le peuple n’a pas confiance en Dieu. Et pour cette raison, le texte poursuit (vous le lirez chez vous) en disant que Dieu se met en colère à cause du manque de foi du peuple. Eh oui, parce que les Hébreux ne font pas confiance à Dieu, ils n’entreront pas dans le pays promis. A cause du manque de foi des Hébreux, même Moïse n’y entrera pas. La loi est dure, mais c’est la loi. Dieu a-t-il cessé d’aimer son peuple ? Non. Absolument pas. Mais il ne peut pas emmener ce peuple mettre en place une société nouvelle, basée sur le royaume, la justice et l’amour de Dieu, si le peuple ne fait pas confiance à Dieu. C’est comme ça. Ce sont les enfants de ces gens qui entreront dans le pays promis, mais eux n’y entreront pas.
Vous connaissez les tragédies grecques ? Moi, je les connais très mal. Vous connaissez l’Enéide ? Moi je ne connais pas du tout. Je vais donc parler de quelque chose que je ne connais pas. Ça m’arrive. Dans l’Enéide, donc, Virgile raconte que la ville de Troie est en train d’être détruite, suite à sa défaite devant les Achéens. Et là, dans cette ville de Troie, le plus vaillant des habitants s’appelle Énée. Et Énée s’enfuit pour échapper à l’effondrement de sa ville. Il s’enfuit avec sa femme, son fils et son père, qu’il porte sur son dos. Énée, dans cette fuite, est l’image d’une responsabilité très forte assumée pleinement. Mais cette responsabilité, c’est surtout une fidélité aux ancêtres, aux traditions, au passé. Ce n’est pas son fils ou sa femme, qu’Énée porte sur son dos, c’est son père. C’est son histoire passée. Il fuit en sauvegardant son passé, au lieu de protéger son avenir.
Aujourd’hui, nous avons une perspective peu encourageante : l’effondrement est devant nous. Qu’il s’agisse de changement climatique, de bouleversement politique, de transformations sociétales, de guerres, de famines, d’épidémies, de spiritualité, tous les indicateurs nous promettent un effondrement. Le rapport du GIEC n’est pas une opinion, c’est l’état actuel de la planète et c’est comme quand je regarde mon compte en banque : s’il ne me reste que 250 euros le 13 octobre, je ne vais pas penser à m’offrir un vélo tout neuf. Vous voyez ce que je veux dire ? Bon, collectivement, ça ne nous empêche pas de nous endetter, pourtant. Donc voilà, l’effondrement est à venir. Parce qu’au lieu de préparer l’avenir de nos enfants, nous continuons de porter nos vieilles habitudes. Nous continuons de vouloir vivre comme nous avons vécu, c’est-à-dire sur des dettes énormes. Comme si nous n’avions pas, un jour, à rembourser nos dettes. Remarquez, nous aurions pu échapper à ces dettes si nous avions compris la prière de Jésus, qui dit « remets-nous nos dettes comme nous les remettons aussi à ceux qui nous ont emprunté ». Mais voilà, vous le savez aussi bien que moi : nous n’avons pas voulu remettre les dettes des autres. Au contraire, nous avons continué de les dévaliser. Regardez l’Afrique. C’est sur les richesses de l’Afrique, principalement, que la France doit son statut de pays riche. Quand on a mis fin à l’esclavage, c’est les propriétaires d’esclaves que l’État a indemnisé, pas les gens dont on a détruit les vies. Et ce que nous vivons aujourd’hui est bâti sur cette dette immense. Tout est lié, je ne vous apprends rien. Je sais bien que je ne vous apprends rien. Et nous sommes comme Énée, dans cette histoire. Énée qui porte son père – sa tradition, ses habitudes – sur son dos, mais qui perd sa femme dans la fuite. On garde précieusement notre passé, parce qu’il nous rassure et que nous en avons fait une idole – mais les relations d’aujourd’hui, les relations qui permettent à un demain de voir le jour, ces relations-là nous les négligeons. Et nous les perdons en cours de route.
On peut faire un parallèle avec l’Église, qui cherche souvent à porter le passé, les traditions, comme un étendard, une histoire fantasmée dont on a fait une idole, alors que l’on voit autour de nous beaucoup de choses s’effondrer. Et là aussi, les relations que nous avons avec ceux qui vivent aujourd’hui avec nous sont mises à mal. Nos contemporains ne peuvent pas nous suivre, parce que nous ne parlons plus le même langage. Nous parlons la langue du 18è siècle et eux ne nous comprennent plus. Pire : nous exigeons d’eux qu’ils apprennent à parler le pré-napoléonien. Il y a un choc terrible parce que nous opposons la tradition et l’ouverture à l’aujourd’hui. Parce que nous préférons porter notre passé.
Mais le texte du Deutéronome inverse les rôles. Regardez bien. Ce n’est pas à Moïse de porter. Ce n’est pas au peuple de porter. Qui porte, dans le récit de Moïse ? C’est Dieu ! C’est Dieu qui porte son peuple. Et le peuple doit se laisser porter pour aller là où Dieu veut qu’il aille. Le peuple doit faire confiance à Dieu. Dieu porte son peuple « comme un homme porte son enfant, tout au long du voyage ». Dieu nous offre une vision de l’avenir qui ne correspond pas à la vision grecque, vous le remarquez ? Dieu n’est pas enfermé dans un passé à conserver comme dans un musée. Dieu n’est pas non plus focalisé sur le présent, comme si le temps se figeait soudain, comme si nous n’avions ni histoire, ni promesse. Dieu n’est pas non plus tourné seulement vers l’avenir, sans considération pour le passé et l’aujourd’hui. Dieu ne méprise pas la dynamique du temps, car Dieu est le Dieu de la vie éternelle, toutes ses dimensions prises ensemble. Ce n’est pas nous qui revendiquons un passé, un présent ou un avenir. Ce n’est pas nous qui définissons notre identité. C’est Dieu qui nous porte, qui doit nous porter. C’est Dieu, et la relation personnelle que nous entretenons avec Dieu. Mais nous ne voulons pas être portés par Dieu, parce que nous voulons revendiquer quelque chose pour nous-mêmes. Nous voulons répéter ce que nous avons vécu dans le passé. Nous ne voulons pas transformer le présent pour que le royaume advienne. Nous ne voulons pas faire confiance à Dieu quand il veut nous porter. Nous avons oublié que nous n’avons pas à défendre Dieu. Nous ne pouvons pas défendre son honneur ou son identité. C’est au contraire lui qui garantit notre dignité et notre identité.
Quand vous voyez que Dieu vous porte, est-ce que vous avez confiance en lui, ou bien est-ce que vous freinez des quatre fers en disant : « Dieu est en train de détruire ma religion ! Il veut ma mort ! » Regardez bien ce que Dieu fait aujourd’hui, et posez-vous sincèrement la question. Annoncer l’évangile d’une manière claire, aujourd’hui, peut ressembler à cette entrée dans la terre promise que les Hébreux ont dû endurer. Il est difficile pour nous, avec nos traditions, de parler le langage que nos contemporains peuvent entendre. Quand ils viennent à nos cultes ils n’y comprennent rien, et il est fini le temps où il fallait exiger des autres qu’ils se plient à nos codes culturels. Il faut travailler dur pour faire se dialoguer notre tradition avec l’époque actuelle. Mais si vous regardez honnêtement l’histoire protestante, vous verrez qu’il en a toujours été ainsi, et que les protestants étaient – dans le passé – des maîtres pour faire évoluer leur tradition afin de pouvoir faire entendre l’Évangile à leurs contemporains. Parce qu’en vérité, ce n’est pas le protestantisme que nous avons à proclamer. C’est l’Évangile de Jésus-Christ. Les promesses sont grandes, mais les ennemis sont impressionnants. Ils font peur. Allons-nous perdre notre identité ? Allons-nous être submergés ? Détruits ? Devant la tâche à accomplir, nous nous mettons à murmurer et à penser que Dieu nous déteste. Nous préférons porter notre père sur nos épaules plutôt que de nous laisser porter par Notre Père.
Mais vous le savez, dans votre tête. Dieu nous aime, envers et contre tout. Envers et contre nous. Il ne nous abandonnera pas. Laissons-nous faire par lui. Laissons-le nous changer et nous transformer. Laissons-le nous conduire dans les verts pâturages qu’il nous promet, ces pâturages que nous ne connaissons pas. Laissons-nous guider par Dieu, qui est le bon berger. Faisons-lui confiance, parce qu’il est bien plus grand que tous nos plans, bien plus grand que tous nos projets, et que c’est lui qui est notre identité. Voilà quel est notre appel.
Amen.